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Prendre du recul. La liberté d'entreprendre, en écho au besoin vital d'être à l'initiative

Publication initiale le 19/06/2019
Dernière mise à jour le 16/01/2024
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Dans son second billet, la philosophe Peggy Avez revient sur le slogan mythique « liberté d'entreprendre » et analyse notre perception liée à cette notion. Elle aborde ainsi l'obéissance, le besoin d’émancipation et l’importance de s’affranchir des conventions dans ce paradigme... A compléter, si ce n'est pas déjà fait par le premier article de la série : La liberté d'entreprendre, sens et non-sens d'un slogan.


La « liberté d'entreprendre » a acquis la force d'un slogan voire même d'un mythe. Sa rhétorique forme une nébuleuse de contradictions masquées et de fantasmes à décortiquer. Mais une rhétorique ne tire sa puissance de séduction qu'en s'appuyant sur un champ d'expérience commun, qui fait sens pour chacun·e. Pour comprendre ce qui donne à ce slogan l'allure d'une vision du monde ou d'un projet de société, il ne suffit pas de déconstruire sa grammaire et son lexique. Il faut retrouver le foyer de sens originaire qu'il éveille en nous. C'est en convoquant d'abord une forme d'évidence fondatrice et partagée qu'il peut ensuite enchaîner les propos les plus contradictoires.

Quelle expérience résonne donc en nous lorsque nous entendons parler de la liberté d'entreprendre ? L'expérience de la satisfaction que nous ressentons lorsque nous accomplissons des actions dont nous portons l'initiative. La liberté d'entreprendre fait avant tout écho à la possibilité – joyeuse – de concrétiser une idée.

Le plaisir de concrétiser ses propres initiatives

Avec plus de précision, cette satisfaction à laquelle la formule « liberté d'entreprendre » nous rappelle est double.

D'abord, nous éprouvons du plaisir à initier, c'est-à-dire à accomplir une action qui n'est pas l'exécution d'un ordre extérieur, mais la libre réalisation d'une option désirée. L'initiative fait naître quelque chose qui n'est pas la conséquence nécessaire du passé. En un sens fort, Hannah Arendt voit dans l'initiative un miracle, c'est-à-dire l'accomplissement de quelque chose qui n'était pas prévisible. Être libre, c'est initier, commencer, créer de la nouveauté, et cette action nous procure une satisfaction essentielle.

Puis, à un second niveau, en jetant un regard sur l'action initiée, l'agent éprouve du plaisir à se reconnaître dans ce qu'il a accompli. Pour ainsi dire, il découvre ce qu'il a accompli et peut y lire quelque chose de sa propre identité : ses valeurs, ses désirs, ses idées. Ce n'est qu'en agissant qu'on peut devenir soi. L'identité ne précède pas l'action : elle advient au contraire dans la relecture qu'on peut faire de ses propres actions.

Alors entreprendre, au sens d'initier la concrétisation d'un projet, procède bien d'une expérience primordiale que nous associons à la liberté. Nous nous sentons libres lorsque nous pouvons créer une série d'actions conforme à notre désir, et nous nous sentons contraints et aliénés lorsque nous ne pouvons pas le faire.

Entreprendre vs obéir

Plutôt logique donc que le motif premier des entrepreneur·e·s soit le désir de ne pas être soumis·e à un chef et, corrélativement, de pouvoir être à l'initiative de son propre travail. Et ce motif en lui- même n'est pas un leurre ! Si la réalité du système peut exploiter et malmener le désir d'entreprendre sous une multitude d'aspects, il n'en demeure pas moins que ce désir touche à quelque chose de vital : notre désir d'émancipation et d'action.

Dans la « liberté d'entreprendre » se joue négativement le refus d'obéir. Bien des entrepreneurs mettent en avant les chances qu'ils offrent à leurs équipes, mais n'envisagent pas de contester la docilité qu'ils exigent et qu'ils ne supportaient pourtant pas pour eux-mêmes. C'est pourtant là aussi la société idéalement libre, promise par le « tous entrepreneurs ! » : personne n'aurait à obéir à quelqu'un d'autre que lui-même... pour peu qu'on réussisse bien sûr.

Au lieu d'obéir, l'entrepreneur « à la différence de l'investisseur » fait de son propre travail une réalisation personnelle, à la manière d'un artisan. Il y a bien des différences entre artisanat et entrepreneuriat ‐ bien que l'artisan soit aujourd'hui très souvent micro-entrepreneur. Mais le désir de transformer la nécessité de travailler en une liberté de créer quelque chose dans la durée constitue le puissant moteur qui leur est commun.

Les recettes pour une liberté d'entreprendre... ou le retour de la docilité

C'est donc pour gagner en liberté que, massivement, les individus s'épuisent à chercher des recettes auxquelles il n'auront plus qu'à obéir. La promotion de l'indépendance a permis de produire une culture de la docilité d'un nouveau genre. Livres, vidéos, conférences, formations offrent une profusion de contenus mêlant psychologie et management pour vous transmettre les impératifs auxquels se soumettre pour réussir ce que vous entreprenez. Toutes les questions que l'on se pose lorsqu'on veut réussir sa liberté d'entreprendre, sous quelque forme que ce soit, ont des réponses apparemment variées mais finalement similaires : vous avez en vous à la fois les ressources et les obstacles pour concrétiser cette capacité d'entreprendre que vous avez en vous.

Or l'émancipation ne peut correspondre à un schéma quelconque : on ne peut se reposer sur autrui pour nous indiquer la voie de la liberté. Les autres peuvent nous aider à nous dépatouiller dans les contraintes, mais ils ne peuvent pas nous indiquer nos aspirations fondamentales. Si la liberté de l'entrepreneur·e a quelque chose à voir avec la satisfaction de pouvoir concrétiser ses idées et suivre ses aspirations, c'est qu'elle présuppose qu'on ne s'en remette pas aux choix d'un autre. Pour cela, les rencontres comme les opportunités sont déterminantes, mais non les recettes. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! La devise des Lumières reformulée en ces termes par Kant est une coordonnée irréductible de la liberté, sa contrainte si l'on peut dire : on ne peut exercer sa liberté si l'on ne mobilise pas sa capacité de penser et par là son analyse critique des discours qui nous sont proposés.

Penser par soi-même requiert une patience tout à fait contraire à celle qui est encouragée par la rhétorique ambiante de l'efficacité. Penser est un effort constant d'attention aux événements et à nos propres motifs ou passions, et par là de résistance aux influences multiples. Telle est la condition minimale pour ne pas s'asservir. Attention, il ne s'agit pas de devenir paranoïaques ! Au contraire, la paranoïa qui entrave le lien social dans notre société est précisément liée au pouvoir que l'on attribue à la volonté d'autrui : parce que nous sommes en attente d'un salut qui viendrait d'autrui, nous lui conférons du même coup le pouvoir de nous assujettir et de manipuler nos représentations. Ainsi la moindre maladresse que l'on guette se trouve-t-elle aujourd'hui aussitôt surinterprétée comme le signe d'une « toxicité » de la relation.

L'attention dont nous parlons ici n'assujettit justement pas notre action aux critères du jugement d'autrui : penser par soi-même demande attention et courage, mais c'est somme toute plus simple et moins coûteux que de s'embourber dans d'indéfinies consignes garantes de succès.